Filmer les procès, une idée nouvelle ? Pas vraiment… Le projet de loi du ministre de la Justice et garde des Sceaux M. Éric Dupond-Moretti ne fait que raviver un débat ancien, relatif au droit à l’image, à la liberté d’expression et à l’intérêt public. Regardons ensemble un panorama des implications juridiques du sujet 🧐.
Sommaire
Une disposition du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire
Lorsque l’on parle de M. Éric Dupond-Moretti et du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, voici le raccourci qui est opéré par de nombreux quotidiens : « filmer les procès ».
Pourtant, cette initiative de grande ampleur ne se limite pas à encadrer la captation d’images au sein des tribunaux. En effet, ce projet de loi s’inscrit dans une volonté de redorer l’institution judiciaire voire même la justice, à travers différentes orientations.
L’objectif est notamment de permettre à tous de mieux connaître la justice et son fonctionnement. Mais alors, par où commencer ? Voici les grands axes du projet présenté en Conseil des ministres le 14 avril 2021 :
Un encadrement accentué des enquêtes préliminaires ;
Une meilleure protection du secret de la défense ;
Une réorganisation des assises et des cours criminelles ;
Un encadrement du recours à la détention provisoire ;
Un renforcement de la déontologie des professionnels du droit ;
Un développement du recours à la médiation, en donnant force exécutoire aux accords contresignés par avocat ;
Une meilleure prise en charge des frais exposés lors d’un procès ;
Des procès filmés, au sein des tribunaux, à des fins pédagogiques.
C’est notamment ce dernier point qui retiendra notre attention au cours de ces prochaines lignes. Loin d’être innovante – attention, spoiler, on peut déjà filmer certains procès – la disposition n’en reste pas moins controversée.
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« Faites entrer les caméras » : l’affaire de l'article 1er du projet de loi
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Des procès filmés ? Rien d’innovant !
Ok, on vous a déjà spoilé à deux reprises certains aspects du contenu de cette partie. Et oui, filmer les procès dans les tribunaux, ce n’est pas novateur, loin de là.
Saviez-vous que dans les années 1950, les journalistes pouvaient s’armer de leurs caméras pour enregistrer des vidéos des procès ?
Imaginez le désordre qu’ils pouvaient causer avec leurs engins lourds et imposants : les bruits des flashs incommodant le Président du tribunal chargé d’y maintenir l’ordre. C’est notamment ce qui avait entraîné la remise en cause de cette pratique.
En décembre 1954, une loi est alors votée. Elle vient encadrer les pratiques des journalistes missionnés pour rendre compte du procès.
En particulier, cette loi n°54-1218 du 6 décembre 1954 complète l’article 39 de la loi du 29 juillet 1881 (aujourd’hui 38 ter) en vue d’interdire la photographie, la radiodiffusion et la télévision des débats judiciaires.
L’article 38 ter de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse interdit « dès l’ouverture de l’audience des juridictions administratives ou judiciaires, l’emploi de tout appareil permettant d’enregistrer, de fixer ou de transmettre la parole ou l’image ». Ce texte a néanmoins été assoupli en 1981 (par la loi du 2 février 1981, no 81-82).
Dès lors, les prises de vue peuvent être admises avec l’autorisation du président de la juridiction, l’accord des parties et du ministère public, avant l’ouverture des débats. Précisons encore que l’interdiction ne concerne que les juridictions administratives et judiciaires.
Les audiences QPC du Conseil constitutionnel font déjà l’objet d’une retransmission, en direct et en différé, ce qui a d’ailleurs permis de rendre plus accessible et compréhensible cette procédure particulière.
En 1985, le débat est ravivé. Robert Badinter, alors lui-même ministre de la Justice et garde des Sceaux, a réussi à faire entrer les caméras dans les tribunaux. L’objectif était de conserver une trace de procès à dimension historique, pour les besoins de l’information du public.
Ainsi, depuis la loi du 11 juillet 1985, tendant à la constitution d’archives audiovisuelles de la justice, les audiences publiques devant les juridictions de l’ordre administratif ou judiciaire peuvent faire l’objet d’un enregistrement audiovisuel ou sonore lorsque cet enregistrement présente un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la justice (articles L. 221-1 à L. 222-3 du code du patrimoine).
Mais, le ministre souhaitait, déjà à cette époque, que cette possibilité soit davantage étendue. L’idée n’était pas de filmer pour diffuser au grand public à l’instar d’une télé-réalité.
Il s’agissait plutôt de filmer la justice du quotidien pour en conserver des extraits de procès à titre historique, permettant ainsi selon le ministre de « connaître une société à une époque » (ne pas confondre avec des procès qui seraient filmés pour leur dimension historique comme le procès AZF, Barbie, Touvier, Papon, ou encore celui des attentats de janvier 2015).
Un projet de loi à vocation pédagogique
Le projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire ne fait alors que rallumer cet ancien débat. En ce sens, les dispositions du titre Ier ont pour objet de faciliter l’enregistrement et la diffusion des audiences au sein des tribunaux.
Le but est d’améliorer la connaissance par les citoyens des missions et du fonctionnement de la justice. Il faut donc distinguer deux temps : la captation des images au sein des prétoires et leur diffusion.
🎥 Sur la captation des images au sein des prétoires
Concernant le premier aspect, une nouvelle dérogation serait apportée à l’interdiction d’enregistrer les audiences, fixée par l’article 38 ter de la loi du 29 juillet 1881. Cette nouvelle disposition prévoit que les audiences civiles et pénales puissent être enregistrées sur autorisation « pour un motif d'intérêt général ».
Si autorisation il y a, l’accord des parties n’est pas nécessaire. Tel n’est pas le cas, en revanche, lorsque l'audience au tribunal ne serait pas publique : dans ce cas, l'accord des parties serait nécessaire.
Une question surgit alors : quel intérêt public pourrait justifier que les caméras soient actionnées ?
La chancellerie précise que celui-ci pourra résulter aussi bien d’un intérêt pédagogique que de l’importance de l’affaire. Autrement dit, la porte est relativement ouverte, la formule étant assez large, voire même abstraite.
📸 Sur la diffusion des images
Concernant la diffusion des images des audiences, elle ne pourra intervenir qu’après que l’instance ait donné lieu à une décision définitive. Toutefois, les Hautes juridictions que sont le Conseil d’État et la Cour de cassation pourraient diffuser en direct, après avoir préalablement recueilli l’avis des parties.
La diffusion ne devra pas être réalisée dans des conditions qui porteraient atteinte à la sécurité, au droit au respect de la vie privée ou encore à la présomption d’innocence. Mais, une fois encore, comment déterminer quand est-ce que de telles conditions seraient réunies ?
Quelles sont les limites à la diffusion des images ?
Voici quelques débuts de réponse : devront notamment être occultés, les éléments d’identification des mineurs, des majeurs protégés et des forces de l’ordre, pour des raisons de sécurité et de respect de l’anonymat ; des autres personnes enregistrées sauf si elles ont donné leur accord préalable par écrit pour leur diffusion.
Une autre question reste en suspens total : quel serait le canal de diffusion ?
Si la justice « mérite d'être démystifiée, il faut le faire avec précaution » d’après Me Georges Catala.
L’avocat s’interroge sur le choix des procès qui seraient filmés : à partir de quand peut-on déterminer un intérêt pédagogique à une affaire se déroulant devant un tribunal ? Qu'est-ce qui permettra de distinguer le caractère davantage pédagogique pour le grand public d’un procès plutôt que d’un autre ?
Le caractère historique ne pourra évidemment pas être de mise, étant donné que la loi autorise déjà que soient filmés les procès recouvrant une telle dimension.
L’émergence d’une justice-réalité : liberté d’expression VS droit à l’image
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Ce projet controversé remet notamment sur la table différents intérêts en opposition : publicité des débats et liberté d’expression d’une part, droit au respect de la vie privée et droit à l’image d’autre part.
🖼 Le droit à l’image correspond au droit de chacun sur son image. L’image d’un individu ne peut, en principe, être diffusée sans son consentement. Il est tiré de la notion de droit au respect de la vie privée consacrée par le Code civil (article 9) mais également par la Convention européenne des droits de l’Homme (article 8).
Pour qu’il soit porté atteinte à l’image d’une personne (voire à sa vie privée), il faut que son identification soit possible (Cass. civ. 1, 21 mars 2006, no 05-16.817).
Par ailleurs, il faut préciser que par principe, lorsque la captation est prévue dans un « lieu public » c’est-à-dire, tout lieu accessible ou ouvert au public, et en particulier, sans autorisation, le consentement de l’individu n’est pas requis.
A contrario, le lieu est « privé » (CA Besançon, 5 janv. 1978 ; Cass. crim., 28 nov. 2006, no 06-81.200). Dans cette situation, la captation d’images nécessite le consentement de l’intéressé (Cass. crim., 21 avr. 2020, no 19-81.507).
Or, il semble que le dispositif envisagé par le projet de loi veillera à assortir la possibilité de filmer les procès de garanties suffisantes pour éviter l’identification des individus. Ainsi, filmer la justice ne sera pas plus attentatoire que des caméras de surveillance dans la rue, des journalistes au sein d’une manifestation ou encore des photographes lors d’un grand événement.
🖋 Quant à la protection constitutionnelle de la liberté d’expression et de communication, elle se fonde sur l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Cet article dispose que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
Le Conseil constitutionnel rappelle régulièrement que « la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. Les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi » (C. const., n° 2016-611 QPC, 10 février 2017, §5).
Le Conseil a également insisté sur la place particulière occupée par les services de communication au public en ligne, « eu égard au développement généralisé de ces services ainsi qu’à leur importance pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions » (C. const., n° 2009-580 DC, 10 juin 2009 §12 ; C. const., n° 2018-773 DC du 20 décembre 2018, Loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information, §15).
Très récemment, le Conseil constitutionnel a estimé que l'atteinte à l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui résulte de l’interdiction faite de filmer les procès (pour rappel, cette interdiction est posée par l’article 38 ter de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse) est nécessaire, adaptée et proportionnée aux objectifs poursuivis.
Ces objectifs sont ceux qui permettent de « garantir la sérénité des débats vis-à-vis des risques de perturbations liés à l’utilisation de ces appareils » et de « prévenir les atteintes que la diffusion des images ou des enregistrements issus des audiences pourrait porter au droit au respect de la vie privée des parties au procès et des personnes participant aux débats, à la sécurité des acteurs judiciaires et, en matière pénale, à la présomption d’innocence de la personne poursuivie » (C. cons. no 2019-817 QPC, 6 déc. 2019, §7).
📣 Qu’entend-on par « principe de publicité des débats » au juste ?
La publicité des débats est un principe fondamental du droit qui garantit une bonne justice. Le public doit pouvoir accéder à la salle d’audience et assister aux débats (attention, toutes les phases de procès ne sont pas nécessairement publiques).
D’ailleurs, le Conseil d'État a précisé en 1974 que la publicité des débats est « un principe général du droit ». Seul le législateur peut en déterminer, en étendre ou en restreindre les limites (CE, no 88.930, 4 oct. 1974).
De manière plus générale, ce principe est affirmé à l’article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.
La CEDH estime que la publicité des débats contribue « à préserver la confiance de chacun dans les cours et tribunaux » et que, « par la transparence qu'elle donne à l'administration de la justice, elle aide à atteindre le but de l'article 6 § 1 : le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique au sens de la Convention » (CEDH, 20 mai 1998, Gautrin et autres c. France, nos 21257/93 à 21260/93, § 42).
Le Conseil constitutionnel a également reconnu la valeur constitutionnelle du principe de publicité des débats (C. const. n° 2004-492 DC, 2 mars 2004 ; C. const., n° 2017-645 QPC, 21 juill. 2017 ; C. const., n° 2019-778 DC, 21 mars 2019).
Cette règle de la publicité des débats est prévue par divers textes en fonction des juridictions. Ainsi, pour les tribunaux administratifs, l’article L. 6 du Code de justice administrative dispose que « les débats ont lieu en audience publique ».
Pour les juridictions civiles, le premier alinéa de l’article 433 du Code de procédure civile prévoit que « les débats sont publics sauf les cas où la loi exige qu’ils aient lieu en chambre du conseil ».
Pour les juridictions pénales : article 306 du Code de procédure pénale pour les cours d’assises, 400 pour les tribunaux correctionnels. Ces dispositions sont étendues aux tribunaux de police, en vertu de l’article 535 du Code de procédure pénale.
Toutefois, précisons que la publicité des débats n’a pas encore pour conséquence de permettre l’enregistrement audiovisuel de ces débats.
Souvenez-vous, la radiodiffusion et la télévision des débats judiciaires, l’utilisation pendant l’audience d’une juridiction administrative ou judiciaire d’un appareil permettant l’enregistrement est constitutif d’une infraction sur le fondement de l’article 38 ter de la loi du 29 juillet 1881.
En définitive, si à l’époque du vote de l’interdiction de la captation d’images au sein des tribunaux, Jean Minjoz déclarait le 11 février 1954 que « des procès récents ont appelé l’attention sur les graves inconvénients que présente, pour la sérénité de la justice et même pour la défense des accusés et des prévenus, la présence dans les salles d’audience de photographes et la prise de photographies au cours des débats. La présence des appareils photographiques et les prises de vues troublent également l’ordre de l’audience et font d’un procès un spectacle nuisible à la sérénité et à la dignité des débats de la justice. (...) », la question se pose de savoir ce qui aurait changé aujourd’hui ?
Filmer les procès ne pourrait-il pas porter atteinte au principe de « bonne administration de la justice » ?
Le projet de loi doit être examiné par l’Assemblée nationale en première lecture du 17 au 20 mai. Peut-être nous retrouverons-nous pour un deuxième épisode ?
Article rédigé par une enseignante en Droit constitutionnel
(attachée temporaire d'enseignement et de recherche)
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